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   Roland Viard accueillit Paulette Olivier par une chaleureuse poignée de main. L’homme devait faire un mètre quatre-vingts les bras levés. Minuscule, tout comme son humour. Le nabot, l’appelaient parfois les collègues de l’ouvrière pour plaisanter. Paulette avait reçu la convocation à cet entretien dans sa boîte aux lettres quelques jours plus tôt. Un message pompeux qu’elle avait dégraissé à l’aide d’un surligneur. Monsieur Viard, 3e étage, bureau 318, 16 h 30.

   L’employée détailla monsieur Viard, 3e étage, bureau 318 du haut de son mètre soixante-seize. Costume taillé sur mesure, bronzage qui sentait bon l’huile de monoï. La tête de l’emploi. Un DRH qui considérait le petit personnel comme à peu près tout sauf comme une ressource humaine. Le cadre se donnait cependant la peine d’apprendre par cœur les noms des bas salaires qu’il convoquait dans son bureau, surtout lorsque l’entretien allait bouleverser leur vie. Un ordre transmis par le fondateur de la maroquinerie Morin.

   En bon élève, Roland Viard invita « Madame Olivier » à s’asseoir. Et sa technique de bonimenteur fonctionna à merveille sur cette petite main qui rougit en entendant son nom de famille sortir de la bouche du complet en flanelle. Belle coupe, remarqua Paulette qui savait faire la différence entre un costume acheté chez Auchan et un costume Burberry. Le luxe, elle l’avait touché du bout des doigts durant plus de vingt ans.

   La masse salariale annuelle de soixante-cinq mille euros brut se racla la gorge avant d’entamer son laïus.

   — Vous ne devez pas être sans savoir que la société traverse actuellement une crise. Certes, nous avons ouvert une succursale en Italie. Toutefois, il s’avère que le marché français connaît aujourd’hui un accroissement de la concurrence qui nous met dans une position délicate.  La conjoncture, vous comprenez ?

   La maroquinière ne voyait vraiment pas ce qu’elle pouvait y faire. Elle jeta un coup d’œil discret à sa montre. Un sac en cuir l’attendait dans l’atelier.

   — Les magasins d’accessoires pour femmes se multiplient et les Françaises ont le porte-monnaie en berne. Nous sommes une entreprise familiale en train de se faire dévorer par les grands groupes !

Paulette acquiesça d’un signe de tête pour l’inviter à poursuivre sans foutre rien comprendre à ce à quoi il voulait en venir. N’empêche que tous ces « certes », « toutefois » et ces termes techniques tels que « conjoncture » sentaient plutôt la mauvaise nouvelle.

   — Cette période morose nous contraint donc à nous séparer d’ouvrières aussi compétentes que vous, madame Olivier. Vous nous en voyez désolés.

   Alors que le DRH était près de se lever de son fauteuil en cuir, Paulette voulut éclaircir un point.

   — Vous me virez ?

   Et Roland Viard de répondre avec une bonne couche de pommade :

   — Le verbe « virer » est un peu fort. Considérez que nous vous licencions pour des raisons économiques.

   C’est du pareil au même, s’indigna Paulette dont les jambes s’agitèrent nerveusement. Il venait de la remercier sans se donner la peine de lui demander quel était son avis sur cette expulsion, ou au moins ses questions, ou tout de même son ressenti, ou encore la moindre des choses le son de sa voix. Cette femme n’avait plus les idées très claires.

   — Nous avons été heureux de vous compter parmi nos effectifs durant toutes ces années, madame Olivier. C’est pourquoi nous tenons à vous offrir notre pochette Lily pour vous remercier.

   Une pochette, même pas un sac. Après vingt-sept années de bons et loyaux services, madame Olivier eut envie de la lui faire bouffer, sa pochette en cuir camel, mais dépitée, elle n’en fit rien.

   — Merci, monsieur Viard, c’est très aimable à vous.

   Si elle venait à manquer d’argent, elle pourrait la revendre, après tout. Acheter des objets d’occasion était tendance. Morin s’en plaignait régulièrement.

   — Je vous souhaite de retrouver rapidement un emploi ailleurs.

   Ailleurs… L’atelier se trouvait à Montbéliard. Vingt-six mille Montbéliardais, trois collèges, un E. Leclerc ouvert de 8 h 30 à 20 h 30, un club de foot, une citadelle et des usines fabriquant principalement des automobiles. La maroquinerie connaissait heureusement au Pays de Montbéliard un fabuleux essor et il n’était pas exclu qu’un autre employeur l’accueille à bras ouverts. Tout n’était donc pas perdu, sauf les deux mille cent euros versés tous les mois sur son compte courant. Une petite fortune pour cette femme qui ne pouvait compter que sur elle-même pour subsister.

   « Bonne chance. » Telles furent les dernières paroles de Roland Viard lorsqu’il la raccompagna vers la sortie après lui avoir confisqué son badge. Paulette n’avait pas pu aller dire au revoir à ses collègues. Tout juste avait-elle eu le temps de récupérer quelques affaires dans son casier. Roland Viard lui avait expliqué que la procédure de licenciement était ainsi codifiée chez Morin, cela pour éviter qu’un employé mécontent ne vole quelques sacs en cuir de la prochaine collection pour aller les vendre à la concurrence. Brutale, remarqua avant tout mademoiselle Olivier qui s’était bien gardée de préciser son statut marital au responsable des ressources humaines.

   Débarrassée de son dernier lien avec le monde du travail, Paulette resta plantée sur le parking de l’entreprise. Ne sachant où aller, ne sachant que faire, elle aurait voulu se rendre à son poste pour que cette journée soit comme elle aurait dû être : une journée ordinaire. Elle se mit à tourner en rond en repensant à l’entretien qui s’était déroulé si vite qu’elle n’avait pas vraiment pris conscience de la sentence expectorée comme un crachat par ce ravisseur de jobs de Roland Viard.

   Quinze minutes plus tard, elle stoppa net entre l’Audi A3 d’un cadre et la Twingo de sa voisine d’usine. « Connard. » Paulette avait à nouveau les idées claires. Une nouvelle vie commençait pour elle, une vie pareille à la plupart des Françaises, avec un porte-monnaie en berne. « Une vie de merde », s’empressa-t-elle de clarifier à l’emporte-pièce pendant qu’au même moment, Roland Viard attendait une autre victime assis derrière son bureau.

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